#6 – Comment décider ?

Laisser l’expert trancher ?

Un défaut récurrent des réunions, c’est la nécessité de prendre des décisions de manière non-éclairée, obligeant alors à s’en remettre à la personne maîtrisant le mieux le sujet, ce qui ne facilite pas du tout la participation ! La culture de l’expertise, si présente dans notre système capitaliste, est à l’opposée de celle de la participation.

Le problème n’est souvent pas tant un manque de méthodes que d’ordre du jour surchargé impliquant de nombreuses décisions dont les ressorts ne sont connus que de quelques uns. Faut-il alors chercher, comme dans le management, à optimiser ces temps de réunion, ou faut-il arbitrer sur l’ordre du jour ? Est-il souhaitable qu’il faille systématiquement aller vite sur tous les points lors d’une réunion ? Que faut-il repenser dans le fonctionnement du groupe pour sortir de cette spirale ?

Court-circuiter des étapes pour aller plus vite à la décision , c’est tout l’intérêt – et le défaut – de la culture de l’expertise. Il s’agit donc d’avoir en tête qu’une réunion s’inscrit dans un processus qui va permettre aux participants de s’exprimer sur les sujets à l’ordre du jour, puis d’y réfléchir, de faire des propositions puis de trancher. Du point de vue d’un expert sur le sujet, c’est chronophage…

Penser chaque étape du processus amenant à la décision

Reprenons la définition de la démocratie de Paul Ricoeur : « Est démocratique, une société qui se reconnaît divisée, c’est-à-dire traversée par des contradictions d’intérêt et qui se fixe comme modalité, d’associer à parts égales, chaque citoyen dans l’expression de ces contradictions, l’analyse de ces contradictions et la mise en délibération de ces contradictions, en vue d’arriver à un arbitrage. » (Paul Ricœur et Joël Roman, L’idéologie et l’utopie, Éditions du Seuil, 1997).

Cette définition de la démocratie invite à penser un processus d’éducation populaire à partir de ces 4 étapes. Une réunion sera participative si un processus permet au collectif d’élaborer ses actions et ses décisions. Les outils doivent faciliter la mise en œuvre de ce processus.

1- Sur l’expression des contradictions

Il y a peu d’outils visant à travailler les désaccords, les dissensus. La meilleure méthode restant selon moi « une bonne discussion franche ». Il est quand même possible de citer ici les débats mouvants, dont le principe est de donner une affirmation clivante et d’inviter les participants à se positionner physiquement pour ou contre cette affirmation, en se plaçant d’un côté ou de l’autre de l’animateur. En donnant la parole alternativement à chaque camp, il est simple d’obtenir les arguments principaux de chaque camp.

Il est aussi possible de créer un cercle central de personnes partageant une position, qui a accès à la parole, et de mettre les personnes opposées à cette position en deuxième cercle, sans accès à la parole. Les cercles sont inversés dans un second temps puis un troisième temps en plénière permet d’élaborer collectivement à partir de points de vue différents.

Ces deux outils permettent à des personnes ne maîtrisant pas un sujet d’en comprendre rapidement les enjeux principaux et les points de désaccords. Mais ils ne permettent pas d’aller beaucoup plus loin que l’expression de différents points de vue.

2- Sur l’analyse des contradictions

L’idéal pour analyser collectivement un sujet se situe autour de 5 à 6 personnes. A moins nombreux, on peut avoir l’impression de manquer de matière, à plus nombreux, on va retrouver des effets de groupe où des personnes ne contribueront que peu. Cependant, il est souvent préférable, lorsqu’on travaille un désaccord, que chacun entende le point de vue de chacun, ce qui invite à travailler en plénière.

Si les points de désaccords sont clairs au sein d’un groupe, grâce à la phase d’expression précédente, les petits groupes constitués, ou le groupe en plénière, peuvent se donner la tâche de s’expliquer les causes de ces désaccords, de clarifier les problèmes posés par ces désaccords, d’élaborer différents scénarios, différentes propositions à partir de ces désaccords , d’éclaircir les conséquences de l’adoption de chacun de ces scénarios.

Chaque petit groupe peut travailler à partir de la consigne, pour chaque désaccord, « quel est le problème ? », puis dans un second temps sur « quel serait l’idéal ? » et dans un troisième temps « quels seraient vos propositions ? ». Ce découpage en petits groupes et en 3 temps avec ces consignes est appelé « GrO-DéBaT ». Il permet à chaque personne de s’approprier la réflexion sur un sujet en empêchant les personnes qui auraient déjà les solutions de les proposer trop vite.

Chaque petit groupe peut travailler à partir de l’ensemble des désaccords ou bien les désaccords sont répartis au sein des petits groupes. Chaque petit groupe peut travailler différents scénarios ou bien les différents scénarios peuvent être répartis au sein des petits groupes. Il est difficile ici de donner des outils génériques permettant d’analyser n’importe quel problème ou désaccord en vue de formuler des propositions. Il est nécessaire de travailler « sur mesure ».

En cas du choix d’un passage en petits groupes, comme pour la phase d’expression, il va alors se poser la question des rapporteurs, souvent peu écoutés. Chacun écoute poliment, étant mentalement encore dans son petit groupe. Il est souvent finalement préférable qu’il n’y ait pas de rapporteurs et d’opter pour un rapport écrit de chacun des petits groupes qui sera envoyé ensuite aux participants.

3- Sur la mise-en-délibération des contradictions

La phase d’analyse précédente, dans le meilleur des cas, permet de dégager différentes propositions, élaborées en petits groupes ou en plénière. Il s’agit maintenant de délibérer à partir de ces différentes propositions.

Délibérer, c’est discuter ne vue d’une décision à prendre. C’est-à-dire concrètement soumettre à la discussion une ou des propositions avant de passer à la décision. Ces discussions vont permettre d’affiner une proposition, de la nuancer, en la modifiant, en l’amendant. Sans cette phase d’élaboration collective à partir de propositions, il est probable que la décision semblera tomber « d’en haut ». Le risque est alors grand que la mise en œuvre ne se fasse pas dans la fluidité.

Certaines méthodes permettent de travailler ainsi des consensus comme le world café : les différentes propositions sont réparties entre plusieurs tables et les participants vont passer de table en table pour amender chacune des propositions qu’ils auront à étudier. Lorsque l’ensemble des participants auront pu amender chacune des propositions, il est à espérer qu’une décision consensuelle soit en vue.

Cependant, il peut rester un choix à faire entre différentes propositions, qui peuvent être contradictoire, et au sein de chacune des propositions, il peut y avoir des désaccords sur des amendements. Sur ces contradictions et ces désaccords, il est alors possible de reprendre le processus depuis la phase d’expression. Le travail du consensus peut ainsi être infini. Selon l’enjeu de la décision et selon le mode de décision choisie, le groupe va, à un moment donné, passer à l’arbitrage.

4- Sur l’arbitrage

Que ce soit par vote ou par consensus, avec de nombreuses variantes dans ces deux grands modèles, les modes de décision sont multiples. La résistance au consensus tient à ne pas passer plus de temps sur cet arbitrage. La résistance au vote tient à ce qu’il n’y ait pas de perdants dans l’arbitrage. Les nombreuses variantes dans chacune de ces deux modalités de décision permettent de sortir de cette binarité entre la recherche chronophage d’un consensus et l’indifférence à la minorité par un vote.

Cependant, toutes ces variantes existantes ne suppriment pas la tension qui peut exister sur un arbitrage : décider collectivement, c’est définir une position collective qui ne pourra pas respecter l’ensemble des choix individuels. Selon la valeur que chacun accorde à ses positions personnelles, cela peut être plus ou moins frustrant de renoncer à cette position pour accepter l’arbitrage collectif. Parfois même, il peut être préférable de rendre très visible une position minoritaire par un vote : le groupe aura alors clairement conscience de ce qui se joue dans le groupe.

Derrière une apparence de consensus, on observe 4 types de positionnements différents : une partie des personnes ne se sentira en fait pas capable d’exprimer un désaccord avec la décision prise au consensus, pour ne pas prolonger la discussion, pour ne pas afficher ce désaccord, pour ne pas se montrer en désaccord avec les personnes appuyant la proposition… Parmi ces personnes, certaines vont se conformer à ce qui est proposé, d’autres vont s’y soumettre.

Et parmi les personnes qui pourraient assumer un désaccord avec la décision, certaines seront dans des logiques de compromis, avec soi-même (vouloir en finir avec cette prise de décision) ou compromis avec tout ou partie du groupe (je laisse faire telle chose en échange d’autres choses par ailleurs, de manière implicite ou explicite).

Les postures du consensus


En accord avec la décisionEn désaccord avec la décision
Capable d’être en désaccordAdhésionCompromis
Pas capable d’être en désaccordConformitéSoumission

Plus finement encore, ces différentes postures vont souvent co-exister au sein d’une même personne : l’être humain est complexe et paradoxal, il peut être en partie d’accord avec une décision, et en partie en désaccord. Cette position peut aussi évoluer au cours du temps et en fonction des personnes avec qui elle se trouve. Et une partie des ressorts de cet accord ou désaccord avec une décision est inconsciente à la personne elle-même…

La recherche de rationalisation d’une décision et la recherche de l’objectivation du processus de décision sont donc en partie vaines. Cependant, un principe peut ici guider le groupe : qu’est-ce qui peut aider les participants à être parti prenante de la mise en œuvre de la décision ?

Pour aller plus loin

In English