Dans des habitats partagés

Quand l’utopie politique se confronte au principe de réalité

Le groupe qui fait appel à nous a pour projet un habitat collectif, un terrain agricole avec la construction d’habitats légers couplé à une activité professionnelle de maraichage. Il s’agit alors de démêler un imbroglio de relations affectives qui produisaient de fortes tensions. Tensions qui empêchaient, en partie, la prise de décisions : décisions extrêmement engageantes (apport financier individuel important, achat de terrain, engagement sur du très long terme,…). Les discussions collectives sont empruntes des rapports affectifs particuliers et parfois conflictuels que chacun entretient avec les autres, sans que cela ne puisse s’exprimer. Le projet politique, profondément collectif, se confronte aux besoins individuels, le curseur de chacun étant dans l’ombre pour les autres. 

Les trois jours d’analyse révéleront la réelle prégnance d’une vision politique commune et la manifestation pour chacun de son fort désir d’engagement dans le projet. L’utopie collectiviste sera confrontée à la réalité des relations entre les personnes ; un constat sera opéré : « dans les faits, on ne s’aime pas tou.te.s pareil et cela ne remet pas pour autant en cause la vision politique ». C’est aussi l’idéal égalitariste qui sera déplié : l’inégalité des apports financiers, entre autres, a des conséquences très concrètes sur les actions et les réactions (distribution du pouvoir réel, difficulté d’engagement sur le long terme,…). 

Aujourd’hui, ce collectif est installé sur le terrain et l’activité de maraichage a débutée. Nous sommes ré-intervenus par deux fois : la première pour faciliter une prise de décision quant à la possibilité de salarier l’un d’entre eux, un travail sur l’éclairage des enjeux et des conséquences a été opéré. La seconde fois a permis au collectif de faire le point sur les évolutions opérées depuis notre première intervention, presque deux ans auparavant. C’est un temps où l’histoire se raconte, elle devient par-là collective; dans ces nouveaux projets alternatifs « habiter – produire – consommer », il y a encore peu de références communes, de modèles auxquelles se raccrocher : « on navigue à vue ». 

Quand l’analyse d’un litige de voisinage permet de sortir du silence et de la défiance les habitants d’un hameau

Nous sommes appelés pour une intervention dans un hameau, regroupant une vingtaine de maisons, où les relations sont abîmées depuis longtemps entre plusieurs personnes. Avec le confinement, la situation est devenue invivable : l’intervention doit avoir lieu dès que possible. La raison de notre présence nous est présentée comme un conflit bipartite opposant d’un côté cinq membres d’une indivision immobilière, et de l’autre, un couple.

L’objet du conflit bipartite est le statut du terrain central du hameau, propriété privée du couple selon le cadastre, et dont des membres de l’indivision revendiquent la collectivisation. Le premier jour, l’assemblée qui nous accueille est composée de ces deux parties prenantes. Le lendemain, d’autres habitants du hameau sont invités. Leurs apports permettent de prendre de la distance, de mettre à jour les dynamiques de conflits antérieurs : le conflit autour du terrain central apparait alors comme une occurrence parmi d’autres d’un phénomène récurrent d’exclusion ou de mise en retrait, selon le point de vue.

L’installation dans le hameau a été initiée par le désir d’une personne de regrouper plusieurs familles sur un projet écologique, de partage de communs et d’ouverture vers l’extérieur, concrètement : assainissement, potager, accueil, évènements culturels. Au fil des mois ou des années, pour différentes raisons, plusieurs habitants se sont éloignés de ce projet, chaque fois heurtés par les manières de « faire collectif » du groupe de l’indivision, parfois happés par la vie familiale (enfants en bas age) ou concentrés sur le développement de leur activité professionnelle, …

Les réunions de l’ensemble des habitants du hameau ont fini par se confondre avec les réunions des membres de l’indivision, les plus investis dans la dimension collective du hameau, et aussi les propriétaires des terres agricoles de ce hameau. Ils et elles deviennent dépositaires de l’ambition initiale du projet, accumulent des rancœurs à donner sans recevoir en retour, et cultivent une forme de mépris envers ceux de leurs voisins qui auraient abandonnés l’idéal pour un repli sur le modèle de la famille traditionnelle.

Face à la grandeur du projet initial, le sentiment d’échec se cristallise sur le terrain central, porteur de la dimension symbolique de place du village. C’est dans ce contexte de manque de confiance, de croyances des uns sur les autres, que le conflit autour du terrain central s’est envenimé. Les désaccords et les rancœurs sont aggravés par des menaces, des violences verbales ou écrites, de longs silences punitifs. Avec le confinement, il devient invivable d’avoir des voisins avec qui on n’échange plus un mot, à peine quelques regards chargés d’animosité.

Aux yeux de tous, il apparaît que l’origine de ces dynamiques de conflits est interne au groupe propriétaire de l’indivision : le débordement des dysfonctionnements internes de ce groupe moteur du hameau exclue de la vie collective les autres habitants du hameau. L’unité de l’indivision est fragile, au delà de la cohésion idéologique et affective, elle tient sur la nécessité de faire face ensemble à la précarité. Dans cette promiscuité-intimité, chacun s’octroie des espaces de fuite.

Les membres de l’indivision attendaient de nous un arbitrage en leur faveur sur les usages du terrain, notre intervention aura permis une prise de conscience de leurs dynamiques internes. Si cette intervention a été utilisée par l’assemblée comme un espace de négociation là où la communication était totalement rompue, elle a surtout permis de ré-ouvrir la possibilité du dialogue entre les habitants du hameau et les membres de l’indivision, au sens propre du terme, c’est-à-dire sortir du silence installé parfois depuis plusieurs années entre certaines personnes. Cette intervention s’est terminée sur une fête, ce qui était impensable la veille encore.

Quand un habitat groupé s’autorise à ne plus faire collectif pour retrouver de la fluidité

Un collectif de propriétaires fait appel à des socianalystes devant des blocages relationnels et une crise de confiance. C’est un lieu-dit où deux terrains mitoyens ont été achetés simultanément, chacun par un groupe de quatre personnes ; ces dernières s’étant rassemblées précisément pour cet achat. Sur un terrain, une maison habitable, sur l’autre, des habitats légers et un bâtiment décati. Le terrain et la maison accueillent des locataires pour des périodes plus ou moins longues, parfois en dépannage. Les habitants font face à une crise de confiance assez importante, et n’arrivent plus à communiquer tous ensemble. Certain.e.s ne se parlent plus du tout depuis quelques mois.

Le déclencheur de la crise actuelle fait suite à une décision prise dans l’urgence sur leur protocole de confinement : une locataire s’est vue empêchée d’accueillir son compagnon, et ce couple envisageait des allers-venues entre leurs domiciles respectifs, éloignés de quelques kilomètres. La situation sanitaire est un prétexte : une habitante ne supporte pas la présence dudit compagnon depuis un certain nombre d’années déjà. Tous se conforment à la décision de cette exclusion temporaire, même si certains la trouvent injuste. Pour ces derniers, cet évènement révèle des désaccords sur le terrain des valeurs, une attaque de la liberté individuelle, l’ingérence dans l’intimité d’un couple. La communication est rompue, ce qui amène le collectif à s’accorder sur l’intervention d’un tiers.

Ce collectif d’acheteurs est aussi constitué d’entités plus petites : quatre couples. L’un s’est séparé entre la signature de l’achat et l’installation sur le terrain, un autre est jugé en souffrance. Certains n’avaient que peu de contacts avant l’achat du lieu, il y a quelques années. Pendant l’intervention, une évidence s’impose : au delà d’un titre de propriété, certaines personnes ne partagent que très peu d’affinités ce qui rentre en confrontation avec la promesse de faire collectif, de mettre sur pied un projet à huit. Face au délitement du collectif, certain.e.s se sentent isolé.e.s et une question les traverse : partir ou rester ?

Il n’y a plus eu de concertations à huit depuis des mois, et face à la désorganisation collective, dans laquelle chacun attend que les autres se positionnent, certains avancent, sans concertation, ce qui crée des crispations parce qu’elles ont des impacts directs sur l’organisation de l’ensemble des habitants. La source de légitimité à décider est l’investissement financier sur le foncier, la légitimité exclusive des acheteurs, y compris celui qui n’habite pas sur place. L’analyse dévoile l’absence de pouvoir des locataires.

Si certains espaces sont ouvertes aux huit personnes, les investissements sont supportés par le groupe propriétaire du terrain concerné. Après un lourd investissement de départ, un groupe finance ainsi un potager et un parking. L’autre groupe s’est engagé à financer la rénovation du bâtiment décati, leur part de départ étant moins importante. Ce bâtiment est situé entre les deux terrains, il destiné à des activités publiques et il cristallise les ambitions collectives. Pour l’instant, il menace de s’effondrer.

Le dossier de permis de construire doit être complété au plus tard le lendemain de l’intervention, à défaut, la procédure en cours sera annulée. Le groupe devant financer seul cette rénovation y renonce pendant l’intervention. Cette décision est symbolisé par l’abandon du dépôt du dossier de permis de construire. Le collectif décide de se lancer dans un chantier de consolidation, pour empêcher l’effondrement du bâtiment. L’intervention permettra finalement de constater qu’un projet commun est complexe à mettre en place et par-là, à s’autoriser à ne plus faire collectif à huit, de laisser exister deux entités aux modes de fonctionnement différent, de veiller à la place des locataires dans les décisions qui les impactent et de retrouver une forme de fluidité au quotidien.