Pourquoi négocier avec le pouvoir ?
La philosophie de l’éducation populaire – faire avancer une cause d’intérêt collectif par l’organisation collective des premiers concernés – conduit, après une phase d’actions de sensibilisation, et la construction de revendications, à se confronter au pouvoir en place pour faire aboutir des revendications, pour transformer des situations sociales.
« Le pouvoir » est ici entendu comme les personnes ou institutions publiques ou privées ayant la capacité de modifier une situation sociale. Ce peut donc être une entreprise, une collectivité territoriale, un service public, ou encore un grand propriétaire.
Le principe même de négocier avec le pouvoir, et le résultat effectif de cette négociation, sont des sujets potentiellement clivants. On peut espérer que cette phase de négociations se passe « bien » et ne fâche personne. On peut aussi préparer cette négociation.
Analyser la situation
Clarifier les revendications
Étape difficile que de passer d’une cause à défendre, souvent présentée comme un idéal ou un but lointain, à des revendications concrètes. Il s’agit de passer du registre des valeurs communes au registre d’une stratégie commune : quels sont les prochaines étapes pour faire avancer une cause ? Faut-il se limiter à de petites revendications, au risque d’être instrumentalisé par le pouvoir, ou au contraire exiger l’impossible, au risque de courir à un échec assuré ?
Clarifier des revendications concrètes à partir d’une cause générale, c’est souvent ouvrir un conflit interne entre l’aile droite et l’aile gauche d’un mouvement portant des revendications. Ne pas ouvrir ce conflit avant d’aller plus avant, c’est prendre le risque de donner l’impression à une partie du mouvement d’avoir été flouée et manipulée, une fois rendue à l’étape de la négociation.
Comment clarifier les revendications ? Comment faire ces choix internes ? Je renvoie ici vers le post : Comment animer une réunion ? L’idée importante ici est qu’il est généralement pire, pour la pérennité d’un mouvement, de faire l’économie de discussions internes sur ces sujets clivants.
Cibler les décideurs
Avec qui souhaite-t-on nous retrouver à la table des négociations ? Pour une multinationale par exemple, est-ce le dirigeant de l’unité locale ? Le représentant national ? Le PDG international ? Les actionnaires ? Ce choix dépendra sans doutes des revendications portées : les personnes ciblées doivent avoir le pouvoir d’accéder aux revendications qui lui sont faites. Si elles n’ont pas assez de pouvoir, la négociation ne pourra pas aboutir, si elles en ont trop, elles risquent d’ignorer la demande de négociations.
Une fois les interlocuteurs ciblés, il s’agit de se focaliser sur eux, de mener l’enquête. Quels sont les intérêts de ces interlocuteurs à accéder aux revendications qui leur sont proposées ? S’il n’y en a aucun, la négociation va être difficile ! Mais c’est très rare. En se mettant dans la peau, dans la tête, du décideur apparaissent souvent des intérêts qui lui sont personnels à satisfaire vos revendications, qui peuvent être de l’ordre d’améliorer son image ou d’agir sur une cause à moindre frais par exemple. Aller dans le sens du décideur, c’est évidemment très facilitant pour la négociation.
Faisons aussi l’exercice de chercher les points faibles des décideurs, et nous en trouverons. Il peut être difficile, même pour le pouvoir, de censurer une idée, une cause juste ou une action nécessaire, ou de clarifier son opposition à un projet. Le pouvoir ne peut souvent se permettre de dégrader son image auprès d’une partie de la population.
Jouer collectif
Élargir le mouvement
S’il est possible d’ignorer les demandes d’une association, il est plus difficile de ne pas tenir compte d’une mobilisation d’une coalition large d’acteurs sociaux. Négocier avec le pouvoir, c’est d’abord négocier avec des alliés, parfois de circonstances, le ralliement à votre cause.
Cette alliance sera d’autant plus puissante qu’elle sera constituée de membres provenant de différents champs socio-culturels : le social, l’économique, le religieux, l’institutionnel… Rallier des maires, des chefs d’entreprise, des prêtres ou des immams aura un effet garanti sur la négociation.
Il s’agit ici de repérer les leaders formels ou informels dans chacun des secteurs sur lesquels vous cherchez des alliances, et de leur confier la tâche de rallier leur réseau à votre cause. Cela fonctionnera si votre cause est aussi la leur. Ce travail d’organisation va souvent nécessiter de convaincre ces partenaires un à un. C’est chronophage mais aussi exaltant : c’est se sentir plus fort à chaque membre rallié. Et il est bien plus efficace qu’une cause soit portée par les premiers concernés plutôt que par des relais institutionnels.
Médiatiser la négociation
Plus la négociation sera publique, plus il sera difficile pour le pouvoir d’ignorer les revendications portées. L’obtention d’un rendez-vous avec des décideurs peut être vu comme une victoire en soi et l’issue de ce rendez-vous peut être chargé d’espoir. Il s’agit de médiatiser cette victoire et cet espoir, avant même le rendez-vous.
Rien de tel ici que des actions publicisant la cause. Une méthode d’éducation populaire adaptée est ici le porteur de paroles : il s’agit de recueillir les réponses de passants à une question affichée en grand format dans l’espace public puis d’afficher les réponses. En peu de temps, cette méthode permet de créer du débat dans l’espace public sur la cause que vous souhaitez défendre.
Il s’agit ici de sortir de l’ombre une négociation avec le pouvoir. Et si ce rendez-vous est un échec du point de vue de la négociation, médiatiser cet échec peut être très efficace pour mobiliser plus largement.
L’art du compromis
Définir la victoire
Le sentiment d’échec ou de réussite dépend finalement tout autant de la position du pouvoir que de la vôtre : il suffit d’avoir des revendications très basses pour obtenir une victoire ou d’avoir des revendications très hautes pour aller à l’échec. Négocier avec le pouvoir, c’est donc d’abord négocier avec ses alliés ce que serait une victoire. Se satisfaire de trop peu n’est pas très mobilisant, exiger l’impossible non plus.
Il s’agit de partager cet enjeu stratégique avec ses alliés, c’est-à-dire déterminer collectivement, au regard des revendications choisies, ce qui sera jugé suffisant, acceptable comme issue de la négociation. Mener ces négociations internes, c’est déjà faire avancer la cause, car elles peuvent renforcer l’alliance actuelle et les mobilisations futures. L’animation de ces débats est un point crucial des négociations futures car ils donneront de la légitimité et de la force aux personnes qui iront négocier.
Se préparer à la négociation
Une négociation nécessite de s’y entraîner. Rien de tel ici qu’un jeu de rôle : donner le rôle des décideurs à certains, le rôle des négociateurs à d’autres et improviser la scène de négociation. Débriefer avec l’ensemble des membres présents puis recommencer jusqu’à ce que ce soit satisfaisant pour les personnes présentes.
Cet exercice permettra de rappeler, clarifier et hiérarchiser les éléments à donner dans la négociation : les intérêts et les faiblesses des décideurs, les revendications portées, la composition de l’alliance portant ces revendications, la médiatisation de cette négociation, etc.
Ces scénettes seront aussi l’occasion de se mettre dans la peau du pouvoir, et ainsi de le démystifier, ce qui est utile pour les personnes qui porteront la négociation mais aussi de mettre en avant la manière de mener la négociation : le ton de la voix, la gestuelle, le choix des sièges autour de la table, le regard, etc.
Capitaliser sur cette négociation
Célébrer la victoire
La réussite d’une négociation dépend beaucoup du choix des revendications portées. Pour faire avancer une cause, il est plus motivant d’avoir des victoires que des défaites, ce qui doit guider le choix de la hauteur des revendications portées. Encore faut-il que ces victoires se sachent, et en premier lieu pour les personnes qui les ont obtenues !
Ce qui va différencier une victoire d’un simple accord avec le pouvoir, c’est la célébration qui en sera faite. Plus la célébration sera forte et restera dans les mémoires, plus la négociation sera vue comme une victoire.
Célébrer une victoire, c’est organiser un moment festif et publique, proclamant les revendications satisfaites et permettant de refaire le match ayant conduit à cette victoire, en y proposant notamment des récits des différentes étapes de cette négociation par les personnes les ayant vécues.
Ce n’est qu’un début, continuons…
Ce qui permettra de mobiliser facilement pour la négociation suivante sera de s’appuyer sur les victoires précédentes, notamment en mettant en scène les célébrations qui en auront été faites. Il s’agit donc ici de garder des traces des célébrations précédentes, que ce soit par des photos, des articles, des films, des expositions, mais aussi en convoquant, à nouveau, le témoignage des personnes les ayant vécues.
Inviter les acteurs de cette victoire à un débriefing festif, c’est se donner l’occasion d’imaginer ensemble ce que pourraient être les prochaines revendications, et les prochaines actions pour les médiatiser !
Pour aller plus loin
- Le documentaire produit par la SCOP Le Contrepied sur le porteur de parole, un dispositif de débat dans l’espace public, par interpellation des passants
- Le guide du porteurs de paroles, (le lien télécharge un PDF depuis ce site) conçu pour passer à la pratique dès la fin de sa lecture !
- Une initiation gratuite, sur inscription, au Community Organizing proposée par Organisez-vous
- L’interview de Saul Alinsky par le magazine Playboy en 1972, en anglais, et en français