Petite histoire / Grande Histoire

Je reproduis ici la rubrique « Petite Histoire / Grande Histoire » qui était présente sur le site de la Scop le Pavé, qui a disparu d’internet il y a déjà quelques années.

A. Déroulement, comment ça se passe ?

1.Temps d’écriture individuelle.

Le premier temps consiste en une consigne d’écriture individuelle pour réaliser son récit personnel, de formation et professionnel, depuis sa naissance jusqu’à aujourd’hui. (45 mn à 1 heure au calme) : «A partir de votre année de naissance: notez l’année, et au moins deux colonnes «petite histoire» et «grande histoire». Qu’est ce qui vous a amené là? Qu’est ce qui a été constitutif de vos valeurs, de votre conscience du monde, ou vous a construit comme adulte, ….en incluant bien sûr des événements positifs ou négatifs (un échec peut donner lieu à un tournant).

La «grande histoire» peut être, du moins au début, difficile à cerner, par «grande histoire» nous entendons tout ce qui peut avoir une dimension collective, il ne s’agit pas nécessairement de trouver des éléments qui porteraient le «label» politique. La grande histoire, ce peut être, un livre, un événement sportif, quelque chose qui nous a marqué à la télévision. A noter que la grande histoire n’est pas non plus nécessairement universelle, le collectif peut se situer à l’échelle de notre village !

Variante:
Dans les méthodes de formation qui s’appuient sur les récits de vie il existe aussi «les autobiographies raisonnées», on peut dans le cadre de la méthode PHGH mixer avec certains éléments de cette autobiographie. Notamment en rajoutant une troisième colonne destinée à travailler sur une expérience particulière, par exemple l’école.

2.Collecte

Suite à ce premier temps autobiographique des participants, commence le travail de collecte d’éléments clefs de son parcours de vie, de ce qui fait la personnalité de chacun, ses valeurs, les événements personnels comme ceux de la grande histoire, … sur une grande fresque dans la salle de formation.

Pour faire cette collecte, de nombreuses consignes ont été essayées suivant le temps disponible ou les objectifs précis du stage. Il s’agit de savoir comment et combien d’éléments sont recueillis, combien de temps on laisse aux participants pour les raconter, si il faut alterner l’exercice avec d’autres consignes pour éviter l’ennuie, quel alternance entre PG et GH, faut-il que les anciens aient plus de temps de parole etc. En temps qu’animateurs/formateurs ces questions devront se poser avant, même si une des postures d’animateur d’éducateur populaire que nous défendons consiste à privilégier ce qui est vécu sur ce qui est prévu…. et cette posture nous semble d’autant plus nécessaire dans le cadre d’un exercice tel que celui ci!

Dans la «petite histoire grande histoire» que nous avons vécue, nous vous avions demandé de repérer au préalable 5 ou 7 éléments de la petite et de la grande histoire qui vous semblaient important de raconter. Ensuite on peut être souple sur ce qui est du ressort de la grande ou de la petite histoire, il nous semble cependant important de conserver la contrainte de l’histoire collective pour que le récit de vie ne tienne pas dans un exercice autocentré ou psychanalytique!

Remarque : ces derniers temps, nous avons ajouté comme consigne que ça ne soit pas la même personne qui parle et écrit en même temps. L’essai nous semble concluant, cette consigne permet de solliciter un peu plus d’attention, permet à la personne qui parle de n’être concentrée que sur le récit et parfois permet qu’une
connivence s’instaure dans ce binôme: il peut y avoir quelque chose de fort à «écrire» la vie d’un autre. Il semble que la consigne PHGH fonctionne mieux dans un lieu vieux, qui porte un peu d’histoire sur ses murs, plutôt que dans une salle neuve et aseptisée. Au minimum nous avons fait tenir cette consigne sur une journée, mais le mieux c’est de prendre plusieurs demi-journées, en intercalant d’autres temps de formation de registres différents.

3.Exploitation

Questionnement des représentations, transmission d’expériences… Le troisième temps est une consigne d’exploitation de la fresque (de nos petites et grandes histoires ) : chacun prend un temps individuellement pour noter, analyser, ce qu’on lit dans cette fresqueà partir de la question suivante: Qu’est ce que vous lisez, repérez, dans cette fresquecomme éléments déclencheursde votre engagement ? Repérage des moments où l’on s’est réalisé ou au contraire nié.
L’exploitation de cette consigne est encore au sein du Pavé en discussion – et pourvu que ça dure !

L’une des exploitations possible est de repérer dans la fresque des éléments qui ont pu être les moteurs d’investissements ou des freins à des investissements pour nous même. Après ce repérage, le travail a consisté à tenter de réinscrire ces moteurs et éliminer ces freins dans nos pratiques d’éducateurs populaires, pratiques professionnelles ou militantes avec le postulat que ce qui avait marché pour nous pouvait marcher pour d’autres ( vous trouverez un ensemble de freins et atouts repérés en fin de document).

Une autre utilisation de cette consigne a donné lieu à l’écriture d’un spectacle conçu et joué par les participants à cette consigne…… Mais, il reste en débat la question de l’intérêt d’une exploitation rationnelle. Alors que nous sommes nombreux à reprocher un monde de la vitesse, de la productivité et de l’utilitarisme, peut être est-il bon que nous nous interrogions sur la pertinence de l’exploitation nécessaire d’une consigne qui en nous a provoqué en tant qu’expérience de vie des chose… par ailleurs n’est t-il pas possible qu’en tentant d’exploiter, de rationaliser ces récits on n’en vienne pas à détruire des appréhensions non rationnelles, affectives qui sans être conscientisées agissent sur nous.

Et puis, au regard de la rareté de tels moments, la tentation de l’exploitation pourrait nous interroger sur notre rapport à la gratuité, à l’écoute de l’autre. Combien de fois prenons nous dans notre vie le temps d’écouter simplement ?

B -Pourquoi l’exercice petite histoire – grande histoire comme méthode d’éducation populaire?

1.Non neutralité de nos métiers d’éducation populaire comme postulat de base.

L’éducation n’est pas neutre, elle est politique. Aucune éducation ne peut se prétendre neutre, toute éducation relève d’intentions même si elles sont plus ou moins conscientes. Cet outil peut permettre aux gens qui le pratique la prise de conscience qu’un certain nombre de leurs choix ont été mus par des convictions ou un ancrage idéologique (la famille, groupe de pairs etc. ) quand bien même ils n’en avaient pas conscience jusqu’alors. C’est parce que nous prétendons qu’il ne faut pas taire ses convictions, au contraire, dans nos pratiques professionnelles qu’ils nous semblent important que les travailleurs de l’éducation soient conscients de celles-ci, repèrent leurs valeurs. C’est un outil qui permet
aux valeurs des uns et des autres d’être incarnées dans des actes. En effet, alors même que nous passons beaucoup de temps à tenter dans des groupes de définir des valeurs communes nous pensons que c’est moins les mots que les actes qui comptent. En proposant à des stagiaires de se raconter plutôt
que de raconter ce qu’ils pensent, les stagiaires ont la possibilité de dire ce qu’ils sont ou ce qu’ils pensent en disant ce qu’ils font.

2.Le récit «contre» l’argumentation : une posture d’éducation populaire.

A ce titre, c’est aussi une démarche d’éducation populaire que de demander au gens de se raconter. En effet, y compris dans l’éducation populaire nous proposons souvent aux gens de dire ce qu’ils pensent sur un registre argumentatif, or nous savons que ce registre n’est pas partagé par tout le monde
de la même façon, qu’il est stigmatisant et potentiellement excluant ; cette méthode permet aux gens d’exprimer des idées sans entrer dans un discours conceptuel. Ce constat est d’autant plus vrai que certains mots peuvent être porteurs de sens galvaudés ou péjoratifs quand bien même nous les défendons.
Ainsi, poser la question du sens de ses actions, de l’engagement ou du politique a pu être rédhibitoire pour certain alors même que le récit qu’ils faisaient de leur vie exprimait clairement ce que d’autres auraient nommé «politique».

3.Un rapport au savoir!

L’éducation populaire passe par la confiance, critique, organisée, rigoureuse, dans les savoirs populaires (contrairement aux savoirs officiels, dominants, prédéterminés). D’ailleurs les fameux cercles de culture (mouvement ouvrier), ou pédagogie de Paulo Freire, l’un des ancêtres de l’éducation populaire, étaient
basés sur la déhiérarchisations des savoirs (donc des pouvoirs): tout le monde sait, a une histoire, des choses à dire, sa vision et compréhension du monde qu’il a vécu… personne n’est dupe… En proposant aux gens de parler de leur vie, on met les personnes d’emblée sur un point de départ égalitaire. En effet, si en les interrogeant sur un autre sujet on peut induire des écarts du fait «d’inégalité de savoir», en demandant aux gens de parler de leur vie, on les met dans une posture où tout le monde a quelque chose à dire…. par ailleurs, autant, les opinions, idées sont facilement critiquables, hiérarchisables autant il nous est beaucoup plus dur de juger/discuter d’une quelconque «mesure» des vies et c’est tant mieux. …. Évidement cette remarque est nuancée par la durée de vie des personnes quand de grands écarts d’âges existent chez les participants à la consigne.

4.Un outil anti-fataliste

Cet exercice autobiographique est un outil anti-fataliste, pour faire travailler nos imaginaires politiques. Il sert à vérifier la dimension historique de toute réalité, ce qui peut se faire, peut se défaire et inversement. On veut nous faire croire qu’il n’y a qu’une façon de faire et d’être, un seul avenir, capitaliste. Rien n’est pourtant figé ni sans histoire: c’est un exercice pour mieux comprendre les transformations
du monde dans lequel nous vivons, contre la naturalisation du monde social, pour redonner l’espoir de transformer la société radicalement.Rouvrir le champ des pensables c’est rouvrir le champ des possibles. En effet, en faisant cet exercice de mettre en parallèle son histoire avec une histoire collective, ont peut se rendre compte en quoi notre histoire fait aussi parti de la grande histoire (en fait, on désacralise aussi cette histoire des grands hommes qu’on apprend à l’école, qui nous est extérieure ), on s’en rend compte d’une part en croisant notre histoire avec des événements de la grande, en se rendant compte que cette dernière a pu agir sur nos choix mais aussi en se rendant compte que nous partageons une manière de penser, des souvenirs – qui du coup deviennent historiques – avec d’autres. Ainsi, si l’histoire a pu agir sur nous, c’est que nous pouvons aussi agir sur elle, elle ne nous est pas extérieure.

5.Des valeurs incarnées

Les valeurs n’ont de sens qu’incarnées dans des situations concrètes, vécues, des moments de luttes… Cet exercice permet de relier des mots valeurs à des réalités (pour éviter que les mots ne soient des discours creux, raconter comment ils se sont traduits).

6.La transmission

Parce que les générations ne se parlent plus, parce qu’on n’apprend pas l’histoire du mouvement ouvrier et social à l’école nous défendons la nécessité de la transmission d’une culture politique, associative, militante… entre les générations. Nous constatons une censure sur les histoires militantes, un déficit de transmission de culture politique. Combien d’entre nous osent se raconter, nommer leurs engagements, leurs émotions politiques, leurs petites et grandes résistances, les événements qui ont marqués leur vie, leur orientation professionnelle… Cet exercice de transmission nous semble fondamentale
à double titre, parce qu’il permet aux jeunes générations de comprendre pourquoi des institutions (partis, syndicats, système de santé) ont pris la forme qu’elles ont aujourd’hui mais aussi parce qu’il permet aux anciennes générations (qui occupent par rapports aux jeunes plutôt les positions de pouvoir) ce qui peut les rebuter dans des manières traditionnelles de faire de la politique ou de s’engager.

7.Redonner du relief politique à nos vécus en restaurant les conflits, les clivages.

Par l’exercice biographique, les récits font part des croyances, valeurs, enjeux portés par chacun, et dévoile, restitue aussi des rapports de domination, des conflits de valeur entre soi et des situations, ou des institutions, la grande histoire, ou entre les participants, ou nos propres contradictions. Contre le consensus, cet exercice est très précieux pour le travail de conscientisation, il donne de la matière pour des actions collectives.

8.Collectif libérateur

Dynamique d’un groupe, qui fait connaissance authentiquement… sortir des représentations «étiquettes» toutes faites sur les statuts des uns et des autres, faire la différence entre l’institution et la personne, entre le professionnel prescrit et désiré… Le système capitaliste passe son temps à diviser les gens pour
mieux régner, à les isoler pour qu’ils ne réagissent pas. Cet exercice permet de passer de la solitude impuissante au collectif agissant. A l’écoute des expériences des autres nous pouvons prendre conscience qu’à tel événement, tel phénomène, les autres ont pu être amené à réagir différemment, voir à l’opposé de la manière dont nous avons ou nous aurions réagit. A l’écoute du récit des autres nous
pouvons être amené à vouloir débattre, à discuter l’interprétation de ces autres or ce n’est pas l’objet de la consigne… en permettant aux individus de s’exprimer sans le «risque» du jugement exprimé nous nous forçons à écouter et revisiter nos jugements.

9.Repérer des déterminismes sociaux:

A travers l’écoute des récits de vie des autres nous nous rendons compte que nous ne sommes pas isolés dans notre manière de penser et d’agir, que souvent «les autres» peuvent avoir des interprétations sensiblement les mêmes que nous ou vécu des choses similaires à nous. En prenant conscience de cette réalité nous nous rendons compte que nous sommes en partie déterminés. Ça ne veut pas dire que nous n’avons pas notre libre arbitre, mais que nous ne sommes pas responsables en totalité de ce que nous pensons. C’est à deux titres que nous pensons l’intérêt de cette prise de conscience:
D’une part, il s’agit d’une prise de conscience qui devrait «rabattre» nos égos, nous inciter à une certaine modestie quant à nos interprétations du monde surtout quand on les croit marginales. Mais plus que cette dimension morale, en matière de transformation sociale cette prise de conscience peut nous aider à nous positionner de manière collective. Il est notable que notre manière de penser, aussi anticonformiste, alternative, révolutionnaire que nous pensons qu’elle soit, soit partagée par nos contemporains.
D’autre part, cette mise en retrait de notre libre arbitre peut nous aider à relativiser notre part de responsabilité dans nos actions. En effet si d’autres personnes que nous ont été amenés à subir un certain nombre de choses dans leur vie, dans les mêmes circonstances que nous, c’est qu’alors, nous ne
portions pas la totale responsabilité de ce que nous vivions. C’est par exemple à travers ce genre de consigne que des personnes ont pu se rendre compte que leur rapport douloureux à l’école était plus la résultante de leur appartenance à une classe sociale que le fruit de leur propre échec.

10.L’exemplarité

Alors que le conseil, même bien attentionné, peut être mal reçu, l’écoute de solutions éprouvées par d’autres face à des situations problématiques qui nous touchent, peut être salutaire quand nous nous rendons compte que ces solutions ont pu marcher chez l’autre. L’intérêt, une nouvelle fois de la consigne de récit de vie, est qu’elle permet d’incarner des faits et non de les défendre sur un registre argumentatif qui peut parfois être non-productif.

11.Partir de soi plutôt que des préjugés sur les gens.

Alors même que de nombreux projets sont montés sur des postulats fictifs, des préjugés et des représentations, le passage par un récit de vie permet en formation de rappeler aux monteurs de projet en quoi il peut s’appuyer sur ses propres besoins, désirs, expériences pour anticiper les réactions de ceux pour qui il conçoit son projet. Certes il y a un risque d’auto-centrer les choses sur ses propres aspirations, il ne s’agit donc pas de ça, mais de faire prendre conscience qu’ils nous arrivent d’organiser des actions auxquelles nous même ne participerions pas.

12.L’anti/utilitarisme.

Il arrive fréquemment qu’en milieu de récit des stagiaires nous interrogent sur les suites à donner à une telle consigne…. lire ci dessus la partie «exploitation»!

C. Quelques repères quant à la posture d’éducateur populaire :

Il va de soi que nous ne concevons pas «faire participer des gens» à la consigne PHGH sans nous même pratiquer pleinement la consigne. Ceux ci veut dire qu’en respectant notre personne, notre intimité au même titre que tous les participants, il nous semble fondamentale en tant que formateur de participer aux récits de vie en faisant le notre et en le dévoilant à chaque fois, même de façon chaque fois différente, avec la plus grande honnêteté possible. Par ailleurs ci dessous quelques repères que nous pouvons avoir en tête pour pratiquer et faire pratiquer la consigne.

  1. Appel aux témoignages, aux récits de vie
    L’idée que dans le témoignage il y a une source de savoirs et que l’on peut faire de l’éducation populaire à partir de là.
  2. Dimension libératrice
    L’idée que ce travail autobiographique est un processus de libération de la parole, qui permet de dire ses ambiguïtés, ses désirs, le relief de sa vie.
  3. Implication
    Cette démarche crée un espace qui permet de prendre le temps de se raconter et nommer sa vision du monde, ce qui fait qu’il ou elle est là et pas ailleurs, son engagement à lui ou à elle.
  4. Confiance et confidentialité
    Comme dans toutes les histoires authentiques, il en va de la qualité de l’écoute, du dialogue entre les personnes, qui vont aider à dire vrai et à se sentir en sécurité pour le faire. Cela suppose aussi que cette confiance ne vaut que pour ce groupe et ce moment particulier. Les récits de vie collectés restent liés à cet espace: principe de confidentialité.
  5. Formation
    Le cadre que nous proposons est celui d’un processus de construction des savoirs, de confrontation des expériences, des cultures dont chacun est porteur, pour apprendre ensemble, revisiter l’éducation populaire que nous pratiquons, transmettre nos convictions et approches.
  6. Collectif
    Cette démarche est nécessairement un travail personnel et collectif en ce sens que chacun va réfléchir à son propre chemin, réagir à ce que l’autre raconte, l’interroger, analyser avec lui ou elle ce qu’il en ressort.
  7. Transformation(s)
    Nos récits sont matières à réflexion individuelle et collective, mais ces connaissances sont ici utilisées pour tirer des enseignements pour nos pratiques d’éducation populaire. La production de questionnements
    est liée à l’horizon d’une action transformatrice que ce soit de notre environnement institutionnel ou des pratiques elles-mêmes.